Le chlordécone : une étude confirme 60 ans d’alertes
Le chlordécone : une étude confirme 60 ans d’alertes
Le 16 octobre 2025, la revue Environmental Health a rendu publique une étude menée par une équipe de recherche de l’Inserm au sein de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail de l’Université de Rennes. Cette publication, intitulée « L’exposition au chlordécone allonge le délai pour concevoir un enfant », est une étude épidémiologique qui confirme ce que l’on sait depuis 60 ans. Elle doit être suivie d’une étude toxicologique, « KARU FERTIL », dont l’objet est de préciser le rôle exact joué par la molécule chlordécone.
Sans même avoir lu cette étude, le corps médical, comme la population de Martinique, constate depuis plusieurs décennies une baisse de la fertilité masculine et féminine. Les couples ne parviennent plus à procréer avec la même facilité qu’il y a 30 ans et ont de plus en plus recours à la procréation médicalement assistée. Les médecins observent chez les patients ayant des difficultés à concevoir des anomalies du spermogramme telles que les hypozoospermies, les tératospermies ou encore une perte de mobilité des spermatozoïdes. Chez les femmes, la faible fertilité s’accompagne fréquemment d’un taux réduit d’hormone antimüllérienne (AMH), ainsi que d’un diagnostic de syndrome des ovaires polykystiques — pathologie exceptionnellement reportée dans les années 1960 et devenue fréquente en 2025.
Ces constats ne datent pas d’hier. En novembre 2008, l’Union régionale des médecins libéraux de Martinique avait interpellé le Professeur William Dab, coordinateur du volet scientifique du Plan Chlordécone 1, au sujet de cette hypofertilité. La lettre est restée sans réponse à ce jour, et aucune recherche n’avait alors été engagée.
Une dégradation de la fertilité en Martinique
Les indicateurs médicaux sont cohérents et concordants : la fertilité des couples martiniquais s’est fortement dégradée, touchant aussi bien les hommes que les femmes. Les anomalies du sperme sont de plus en plus fréquentes, tout comme les troubles hormonaux et les dysfonctionnements ovariens. Les professionnels de santé ont observé, chez les couples exposés, une augmentation notable des difficultés à concevoir, nécessitant un recours accru aux techniques de procréation médicalement assistée.
Cette baisse de la fertilité semble se manifester notamment dans la deuxième et la troisième génération d’enfants nés après l’utilisation massive du chlordécone entre 1972 et 1993, ce qui suggère un impact persistant.
2008 : un signal d’alarme resté sans réponses
Dès 2008, l’Union régionale des médecins libéraux de Martinique avait alerté sur l’hypofertilité croissante. Une lettre avait été adressée au Professeur William Dab, alors coordinateur scientifique du Plan Chlordécone 1. Malgré la gravité du constat, aucune réponse n’a été fournie et aucune étude n’a été lancée à cette époque.
Cette absence de réaction institutionnelle a retardé la prise en compte d’un phénomène pourtant déjà observé sur le terrain médical depuis plusieurs années.
Une natalité en chute libre : les chiffres
Les données démographiques de l’INSEE confirment cette dégradation. La natalité martiniquaise baisse de 5 % en moyenne chaque année depuis le début des années 2000. En 2001, 5 774 enfants sont nés en Martinique, contre 4 367 en 2014 et seulement 2 800 en 2024, soit une baisse de 50 % en 20 ans.
En 2022, la courbe de natalité, en diminution constante depuis deux décennies, a rejoint celle de la mortalité, en hausse régulière. La population martiniquaise ne se renouvelle donc plus.
Le taux de natalité, désormais de 10 pour 1 000, recule plus fortement qu’en France hexagonale (11,4 pour 1 000). À titre de comparaison, en 1968, avant l’utilisation intensive du chlordécone, le taux de natalité était de 27 pour 1 000 en Martinique.
Cette baisse s’accompagne d’un taux de mortalité néonatale plus élevé que dans l’hexagone. Le rôle du chlordécone dans la prématurité et l’hypotrophie est bien documenté et reconnu.
Le chlordécone : un perturbateur endocrinien parfaitement documenté
La reprotoxicité du chlordécone est connue depuis sa mise sur le marché en 1965. Des expérimentations animales ont ensuite confirmé son action sur les cellules sexuelles.
L’accident survenu en 1976 dans l’usine fabriquant le Kepone (formulation contenant 5 % de chlordécone) à Hopewell, en Virginie, a permis une étude quasi exhaustive d’une intoxication aiguë à forte dose chez l’homme. Une atteinte sévère des spermatozoïdes a été observée chez les ouvriers à partir d’un taux sérique d’environ 1 mg/L. Cette atteinte testiculaire (baisse du nombre de spermatozoïdes, atrophie testiculaire, perte de mobilité) a été décrite comme réversible après 5 à 7 ans de sevrage total.
- Ronan Garlantézec, auteur de l’article publié dans Environmental Health, suggère que ces résultats renforcent la nécessité de poursuivre les efforts de santé publique pour réduire l’exposition au chlordécone, en particulier chez les femmes en âge de procréer. Cependant, pour les médecins, la simple réduction de l’exposition est insuffisante, surtout lorsque la contamination survient pendant la grossesse. Depuis 1991 et la définition du concept de perturbateur endocrinien, les scientifiques savent que « la dose ne fait pas le poison », et que seul un sevrage total peut enrayer les effets à long terme.
Des seuils d’exposition trop élevés ?
Les valeurs toxicologiques de référence (VTR) montrent des divergences importantes entre agences :
- L’EPA américaine a fixé une VTR reprotoxicité à 0,03 µg/kg/j,
- L’AFSSA proposait en 2005 une VTR 20 fois plus élevée (0,5 µg/kg/j),
- En 2021, l’ANSES a réévalué cette VTR à 0,17 µg/kg/j, soit 6 fois plus que l’agence américaine.
Pendant ce temps, les limites maximales de résidus (LMR) demeurent fixées à 20 µg/kg dans les aliments consommés en Martinique, et donc considérés comme « conformes », malgré les risques potentiels.
Les travaux expérimentaux : un impact transgénérationnel
En 2007, des chercheurs de l’Inserm ont montré que l’exposition de souris gestantes au chlordécone entraînait chez leur descendance mâle une diminution du nombre de cellules souches germinales, une altération de leur différenciation et une baisse du nombre de spermatozoïdes matures. Ces travaux évoquent même un impact sur la troisième génération.
En 2019, une nouvelle étude expérimentale menée par la même équipe et pilotée par Luc Multigner a démontré que l’exposition prénatale de souris au chlordécone entraînait chez les femelles un retard pubertaire et une altération du développement normal des follicules ovariens (réduction des follicules primordiaux, augmentation des follicules atrétiques). Ces dérèglements étaient associés à des modifications épigénétiques, comme l’indique parfaitement leur titre : « La dysfonction ovarienne à la suite de l’exposition prénatale au chlordécone est associée à une altération des caractéristiques épigénétiques ».
Conclusion : un enjeu sanitaire majeur toujours sous-estimé
L’article publié en octobre 2025, largement relayé par la presse, ne fait que confirmer ce que l’on sait depuis 60 ans : le chlordécone est un poison redoutable, dont on ne commence qu’à mesurer les conséquences à moyen terme. Les mesures prises par les autorités sanitaires demeurent très en deçà des enjeux.
Au-delà de sa neurotoxicité, la reprotoxicité du chlordécone, particulièrement lorsqu’elle implique la transmission épigénétique d’anomalies des organes reproducteurs, pourrait compromettre le devenir démographique de toute la population martiniquaise.
Ecrit par le Dr Josiane JOSPELAGE, Présidente de l’association Médicale de Sauvegarde de l’Environnement et de la Santé « AMSES-Martinique »
