Aliments Ultra Transformés - Réductionnisme alimentaire - Entretien avec Anthony FARDET & Corinne MAIRIE

Corinne Mairie, diététicienne nutritionniste et membre de l’ASEF, a interrogé Anthony Fardet à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage. Retrouvez ci-dessous la synthèse de cet entretien ainsi que l’enregistrement de celui-ci.

 

Présentation

 

De formation ingénieur en agro-alimentaire de l’AgroParisTech et docteur en Nutrition Humaine de l’Université d’Aix-Marseille, chargé de recherche à l’INRAE, Anthony FARDET étudie l’alimentation préventive, durable et holistique. Ses travaux consistent principalement en des analyses de données alimentaires selon une approche empirico-inductive (du réel vers la théorie) et holistique (recherche de liens entre les parties de systèmes complexes que sont les aliments et l’alimentation). Son dernier ouvrage « Pourquoi tout compliquer, bien manger est si simple » met en lumière les liens complexes entre transformation des aliments, effet matrice et potentiel santé par une approche orientée vers des systèmes durables conforme à la vision One Health, et dénonce les effets délétères de l’approche réductionniste historique poussée à son extrême, et persistant dans le monde de l’alimentation et de la nutrition.

Vous développez largement la notion de « réductionnisme alimentaire », pouvez-vous nous l’expliquer ?

 

La manière d’aborder la recherche en nutrition depuis le milieu du XIX se fonde sur la pensée de Descartes qui considérait qu’il était impossible d’étudier des systèmes trop complexes dans leur entièreté, et qu’il était donc nécessaire d’étudier les parties séparément. Ainsi, la recherche en nutrition a débuté par la découverte des nutriments des aliments, puis à les quantifier et à étudier leur devenir métabolique isolément. Cet abord était sûrement un bon point de départ et a pu être utile pour comprendre et traiter les problèmes de carence par exemple. Cependant, cette déconstruction des aliments a eu pour conséquence la déconnexion des liens et des interactions qui existent entre les nutriments. C’était négliger l’effet synergique qui, dans le cadre d’une approche holistique (qui considère les phénomènes comme des totalités – du grec ancien « hólos » signifiant « entier »), nous indique que le tout est supérieur à la somme des parties. Ce réductionnisme poussé à l’extrême a entraîné de la confusion et favorisé le développement des Aliments Ultra Transformés par les industriels. « L’ultra-réductionnisme » en nutrition aura eu pour effet la réduction des aliments à la somme de leurs parties considérées comme interchangeables d’un aliment à l’autre (calories, nutriments) et aura entraîné la perte de repère sur ce qu’est un aliment sain, ainsi que la stigmatisation des nutriments et de leurs aliments représentatifs qualifiés désormais de « bon » ou « mauvais » (ex : calcium=bon= lait ; cholestérol= mauvais= œuf ; gras saturés= mauvais=beurre/fromage…). L’application presque exclusive de ce réductionnisme figure parmi une des causes majeures de l’échec de la lutte contre les maladies chroniques dans le monde entier depuis les années 60.

Qu’entendez-vous par la « malbouffe de très bonne qualité » ?

 

Cette vision manichéenne des aliments a permis aux industriels de s’engouffrer dans une démarche marketing très efficace pour développer des produits alimentaires ultra-transformés basés sur un nutriment phare vanté pour son potentiel santé qui sera ajouté à la recette afin d’en promouvoir les bienfaits et une prétendue valeur ajoutée. Ainsi, la « malbouffe de très bonne qualité » est un oxymore qui désigne des produits industriels bénéficiant d’une image de marque santé qualitative bien que leur transformation, ayant dégradé et artificialisé les matrices alimentaires, les classent dans la catégorie des Aliments Ultra Transformés.

Quelles sont les caractéristiques d’un Aliment Ultra Transformé (AUT) ? Que sont les Marqueurs d’Ultra Transformation (MUT) ?

 

Les AUT sont caractérisés par la présence de marqueurs d’ultra-transformation, issus de la déstructuration (« cracking ») des matrices alimentaires en ingrédients ultra-transformés/purifiés et/ou modifiés par voie enzymatique/chimique, recombinés ensuite avec des additifs cosmétiques et arômes qui visent à modifier les qualités organoleptiques (couleur, arôme, goût, texture).
Les AUT intègrent au moins un MUT : un agent cosmétique qui peut être un arôme, un additif cosmétique (texturant, exhausteur de goût… plus de 80% des additifs ont d’ailleurs cette utilisation), un ingrédient ultra-transformé issu du cracking (sirop de glucose-fructose, amidon modifié, dextrine, isolat de fibres, isolat de protéine… ces derniers sont très utilisés dans la fabrication des substituts de viande par exemple), ou encore un traitement technologique dénaturant et déstructurant tel que la cuisson-extrusion ou le soufflage (céréales de petits déjeuner, galettes de riz…). Ces ingrédients et/ou technologie vont notamment permettre d’atteindre un niveau exacerbé des propriétés organoleptiques (souvent jusqu’au « point de félicité » qui désigne l’optimum de désirabilité d’un aliment). L’ultra-transformation est très rentable pour promouvoir le rachat d’un produit et gagner un client à vie quand ce produit cible les plus jeunes… Plus des trois quarts des AUT sont facilement reconnaissables car ils sont composés d’un minimum de 6 ingrédients et plus, incluant au moins un MUT (nom d’ingrédient bizarre, inhabituel en cuisine). L’indice SIGA et son application en cours de développement intègre ces données et classe ainsi les produits alimentaires selon leur degré de transformation, la quantité de MUT, une évaluation des risques des ingrédient et additifs, et les seuils nutritionnels.

Quels effets, quels biais cognitifs ce réductionnisme a-t-il eu sur les politiques de santé publique ?

 

Cette vision réductionniste a conduit les politiques de santé publique internationales à négliger l’effet « matrice » des aliments et leur degré de transformation et à privilégier des recommandations par nutriment et groupes d’aliments. En effet, l’approche réductionniste n’a pas été assez remise en question de la part des décideurs et n’a donc pas permis d’avoir un regard élargi et plus holistique sur les fondements des recommandations nutritionnelles, ce qui a eu pour conséquence de ne jamais remettre en cause les aliments ultra-transformés, le cœur du problème ; et les maladies chroniques ont continué à progresser. En France, les positions ont trop longtemps demeuré orientées sur l’approche « nutri-centrée » des aliments (« trop gras, trop salé, trop sucré », Nutri-score…) ou les groupes d’aliments sans remise en cause suffisante du degré de transformation. Ainsi, les trois premiers PNNS successifs V1, V2, V3 n’ont jamais réellement remis en question la consommation d’AUT qui font le lit des maladies chroniques lorsqu’ils sont consommés à outrance. Le message phare du « manger-bouger » soutenu par ces plans a instillé l’idée qu’une bonne santé nutritionnelle reposait exclusivement sur ces deux aspects quantitatifs. Il aurait fallu dire « manger de vrais aliments, bouger ». Notons que la dernière version, le PNNS 4, présente un début d’inclusion de l’effet matriciel en préconisant de limiter les AUT, et de prise en compte de l’environnement en encourageant d’aller vers le bio mais sans hiérarchisation de l’information, ce qui est pourtant essentiel. Ainsi, le Nutriscore entre lui-même en contradiction avec le PNNS 4 dans sa notation des produits car il attribue des scores maximum (A, B) à des AUT comme les produits « allégés » (« light ») qu’il serait donc conseillé de consommer, et des scores moins bons (C, D, E) à des produits comme le beurre, le fromage, l’huile d’olive, qui pourront être perçus par les consommateurs comme à éviter… alors que ça n’est pas le cas et qu’ils ne présentent pas de risque pour la santé contrairement aux ultra-transformés Nutri-score A/B.

 Pourriez-vous décrire votre approche holistique de l’alimentation ? Quelles recommandations en
alimentation préventive pouvez-vous nous donner ?

 

La confusion engendrée par cette approche réductionniste centrée uniquement sur la composition en nutriments amène la question de savoir ce qu’est un aliment sain. Il est cependant impossible de définir un aliment sur la base de l’équilibre nutritionnel pourtant priorisé par les discours de santé publique à travers le monde. Aucun aliment n’est équilibré nutritionnellement sur la base de sa composition, hormis le lait maternel le temps de l’allaitement. C’est la qualité cellulaire et matricielle qui confère à l’aliment son potentiel santé. Un aliment sain sera donc le moins transformé possible pour être à la fois bon, sûr et comestible. Dans cette optique, une approche empirico-inductive (basées sur les données du réel) permet d’édicter une règle simple qui se résume par la théorie unificatrice des 3V : Vrai, Végétal, Varié. Ces 3 dimensions demeurent indissociables et hiérarchisée. En appliquant ces 3 principes simples : manger Vrai (non ultra-transformé), Végétal (à 85% de la valeur calorique, et 15% de produits animaux maximum), Varié (dans chaque groupe d’aliments afin d’optimiser les apports nutritionnels), tous les indicateurs passent au vert (par exemple, le ratio oméga6/oméga3, l’excès d’AGS, de sucres libres…). Au-delà de la santé humaine, la mise en œuvre de cette règle alimentaire coïncide avec la nécessité de réduire la pression environnementale globale générée par la production alimentaire. Elle rejoint d’ailleurs, ainsi le concept One Health dans sa dimension holistique et unificatrice d’une seule santé intégrant celle de l’Homme, de l’animal et de la planète.

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